Everybody's Weird, le weblog

24 décembre 2006

(En hommage à El Chez.)

Je me suis entiché de Minette à peu près à l'instant où je l'ai vue ; c'est l'infatuation la plus honteuse et la plus inexplicable de ma navrante vie de garçon.
Minette était montée à la grande ville pour faire ses études. Si nous devions l'en croire, dans le petit village méridional dont elle s'échappait très provisoirement, elle était une anomalie : une jeune fille de dix-huit ans ni mariée ni enceinte, destinée aux études supérieures. Son père étant le médecin du village (lorsque je l'ai croisé, le brave homme m'a laissé l'impression à peu près opposée à celle de la notabilité), c'est avec une assurance gauchement ostensible de bourgeoisie de province qu'elle nous assommait de ses vérités définitives et déprécatoires sur les parisiens, les hommes et les films de Tony Scott, manœuvres grossières mais terriblement efficaces destinées à mettre en cause notre virilité. Afin de nous rabaisser à la position de garçonnets lubriques, elle nous jetait quotidiennement notre manque de galanterie au visage, ce mot se définissant dans son lexique comme une inconditionnelle servilité plan-plan tout droit sortie de livres pour fillettes de bonne famille de l'entre-deux-guerres. (Ma satisfaction fut à son comble une après-midi lorsque, sur ma table de nuit, elle prit le « Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations » au pied de la lettre... et qu'après avoir parcouru le quatrième de couverture elle reposa le pamphlet situationiste d'un air défait.)
J'ignore pourquoi et comment je tombais amoureux de Minette. J'incline à croire qu'à l'époque, déjà, j'avais conscience de sa radicale impéritie intellectuelle, mais que - pour une raison biochimique indéchiffrable - la tension sexuelle entre elle et moi était, à la sortie de mon adolescence, irrésistible. Et cela, je suis certain qu'elle le savait ; tant d'indifférence ne pouvait être que feinte.
Pendant trois ans, je multipliais les signes, et elle prenait un malin plaisir à me laisser ronger mon frein. Je conserve un souvenir particulièrement vif et humiliant de ces nombreux dimanches où, seuls étudiants - semblait-il - n'ayant pas regagné un foyer familial, trop éloigné pour Minette, trop anxiogène pour moi, il m'était refusé pour des raisons futiles de partager nos solitudes (et plus si affinités), raisons ne feignant même pas la crédibilité. Venant d'une provinciale pas très bien dans sa peau (je n'étais pas en reste), pas particulièrement belle (mais pas laide non plus), pas notablement fine (mais pas spécifiquement stupide) et pas ostensiblement courtisée (bien que quelques marioles encore plus foireux que moi lui témoignaient parfois de l'intérêt), la blessure était d'autant plus mortifiante qu'elle était inexplicable. Nous étions étudiants, dévorés d'hormones (sa conversation en témoignait, pour qui savait comme moi lire habilement entre les lignes), et n'étant pas disposés à reconnaître nos ambitions de vie respectives comme saines d'esprit, notre éventuelle relation n'aurait pu se révéler que sexuelle (et éphémère) (et donc très satisfaisante dans le contexte estudiantin de l'époque) ; on a rarement vu un garçon et une fille se retrouver sur des présupposés moins ambigus, vous en conviendrez.
C'est avec Minette que j'ai compris le sens du mot « castratrice ». Elle fût cuisante, la « soirée pyjama » lancée sur un chiche! et qui rassembla Minette, sa meilleure amie, votre serviteur et son meilleur ami en tenues légères sur deux lits jumeaux (ô tempora, ô mores). Jamais l'orgie attendue, pourtant suggérée entre les lignes autant que faire se peut par la composante mâle de l'assemblée, n'eût lieu. Jamais cette soirée ne tînt les promesses délicieusement perverses qu'elle posait. En ce qui me concerne en tous cas.
Car quelques semaines plus tard, dans un rebondissement étrangement libérateur, Minette pratiquait sur la personne de mon meilleur ami une fellation rapide, peu satisfaisante et sans lendemain, en échange d'une bouteille de mauvais muscadet. Pouvez-vous prétendre avoir de tels amis qu'ils atteignent de telles extrémités dans le noble but de vous faire réaliser vos errements ?
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5 Commentaire(s) :

J'en rosis de plaisir.

signé Chez, le 24/12/06 11:09  

putain ! un jour je vous raconterai mes soirées "sans pyjamas" avec des punkettes de l'Usine (asso rock alternatif années 80), ça vous fera passer au rouge direct, sans passer par la case socialiste. Vous avez fait une école d'ingénieur ou quoi ? Fac de science ? Putain les gars ! Fallait vraiment boire plus et niquer plus, je suis sûr qu'y a des copains qui vous l'ont dit à l'époque. Miantenant ça va être un peu dur de rattraper le coup. Bon Noël quand même !

signé suonilp, le 25/12/06 17:10  

? Vous avez fait une école d'ingénieur ou quoi ? Fac de science ? ?

Touché.

signé Emmanuel, le 25/12/06 21:02  

Manur, j'aime bien quand tu écris des histoires comme ça.

signé Tita67, le 29/12/06 11:55  

Un peu déçu : d'un côté, l'emploi d'"impéritie" me réjouit ; de l'autre, un imparfait du subjonctif qui passe à l'as ("Bien que quelques marioles..."), me déçoit un peu.

Mais comme conte de Noël, je dis "bravo".

rom (qui n'a toujours pas compris pourquoi on ne peut pas cocher "blogger" sous prétexte que son blog a migré...)

signé Anonymous, le 30/12/06 19:39  

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