Everybody's Weird, le weblog

07 septembre 2005

Les horloges arrêtées


Il y a quelques jours, je suis retourné à X. J'ai quitté cette ville à quatorze ans, et j'en ai aujourd'hui un peu plus du double. J'ignorais évidemment à quoi m'attendre, ou plutôt j'avais l'appréhension de voir les changements qui y ont pris place, de constater que les centaines de bribes de souvenirs que j'en garde ne sont plus que cela, des souvenirs fugaces et de moins en moins dignes de foi avec le temps qui passe, sans le support du lieu où ils se sont déroulés.
J'ai été amèrement détrompé ; ça ne m'a pas fait plaisir, ça a même remué quelque chose de profond en moi. J'ai pris une claque inattendue.

X. est une ville de banlieue "populaire". Elle fait peu les unes des journaux, et comme "point chaud" elle cède la place dans l'inconscient populaire à quelques-unes de ses voisines plus ostentatoires. Lorsque j'y vivais (cela coïncide assez bien avec la décennie des années 1980), il y existait une forme de mixité sociale ; parmi mes camarades de classe, certains vivaient dans des pavillons du vieux village (un des parents était généralement cadre), d'autres dans des appartements grands et corrects comme nous (familles d'employés, de profs ou de cadres de base, pour simplifier), d'autres enfin en H.L.M. (les enfants d'ouvriers et d'immigrés de première génération, souvent). La délinquance existait, de même que la misère ; elles étaient cantonnées à une demi-douzaine de quartiers au nom taxé d'infamie. Tout n'était pas rose, on le voit, mais je n'ai connu personne qui y ait subi la violence et les voyous y volaient des mobylettes ; je m'y suis fait embêter mais généralement par des gamins à peine plus grands que moi qui voulaient mon paquet de bonbon ; le collège était en préfabriqué parce que le précédent avait subi un incendie (criminel), mais pour mon arrivée en 3ème il avait été reconstruit flambant neuf.
Je n'essaie pas de dire que les problèmes ne remontent pas à cette époque, ou que tout cela pouvait être traité à la légère. Ce que j'essaie de transmettre, c'est qu'à mon avis il était possible d'y vivre, d'y aspirer raisonnablement à une ambition de "classe moyenne", de s'y sentir citoyen d'un pays développé et solidaire.

Voilà le drame, voilà ce qui me laisse dans un état d'apathie et de désespoir bien au-delà de la révolte : rien n'a changé. La gare est la même, la voirie est la même, les bâtiments sont identiques à mon souvenir, les équipements publics sont restés intacts, tout. Les choses ont vieilli, se sont dégradées. Personne n'a trouvé les ressources pour réparer ce banc ici, refaire cette façade là, démolir cette bâtisse et construire un nouveau quartier. (Pour être honnête, j'ai vu une unique nouvelle construction, un gymnase, et mon école primaire a visiblement bénéficié d'un coup de peinture récemment. C'est tout.)
J'ignore tout des tendances démographiques et sociales de ces quinze dernières années à X. Mais il me semble clair (je quitte le terrain du politiquement correct ici) que la mixité raciale est partie à vau-l'eau. La ville n'est plus habitée que par des gens pauvres et d'origine étrangère ; les ghettos localisés se sont étendus à toute la commune. Dans notre immeuble, le dentiste (juif nord-africain) est encore là, ainsi que les voisins du dessus (pied-noirs). Les deux autres logements montrent un interphone dont l'encombrement et les sonorités trahissent l'exotisme et un probable surpeuplement. Partout dans les rues, la diversité est en recul.
Le plus terrifiant (et évidemment le plus révélateur) est l'état du commerce : les petits centres commerciaux de quartier sont complètement fermés, les boutiques barricadées ou squattées depuis longtemps. La grande galerie commerciale est exactement la même qu'à l'époque, mais seule une boutique sur deux est ouverte, et son activité trahit clairement une économie de la survie : la boulangerie-pâtisserie clinquante et richement achalandée est devenue un petit vendeur limité au pain et à quelques viennoiseries, le fruits & légumes est un bazar exotique, le vidéo-club et la librairie (les Livres dont vous êtes le Héros à 25 francs...) ont fermé, un magasin de téléphonie discount vers les pays du Sud semble être un des rares à s'en sortir.
Il y a quelque chose de cauchemardesque à traverser un lieu connu et aimé, et à constater que de tous côtés, tout a empiré. La vie nous fait souvent abandonner des gens et des choses auxquels pourtant l'on tient (j'ai écrit une chanson sur ces gens quelques mois après être parti), mais la certitude que la route devant eux est belle cicatrise assez rapidement la blessure et la mauvaise conscience. Lorsque cette certitude s'écroule, lorsque vous vous rendez compte que vous êtes une sorte de survivant d?une catastrophe muette et annoncée, il en reste une grande perplexité. Toutes proportions gardées, c'est le paradoxal sentiment de culpabilité de nombreux rescapés de la Shoah.

Je suis conscient que mon effarement en révèle probablement plus sur moi et ma place dans la société que sur cette société par elle-même ; tous les désabusés de profession s'en sont convaincus depuis la fin de mon premier paragraphe. Ils ont aussi probablement raison de trouver ma prise de conscience tardive et bien ridicule en face de tous les cataclysmes qu'ils dénoncent depuis des lustres.
Cependant, ce détour me permet d'être conscient que le rejet de la faute sur une entité extérieure est lui aussi de la lâcheté. Je ne suis pas convaincu qu'il soit de la plus urgente importance de dénoncer la "faute" d'un gouvernement, de la mondialisation, du capitalisme ou de la population austro-moldave. Peut-être quelque chose comme une Ethique personnelle de la Communauté — son absence — est-elle à blâmer ici. Les rationalisations sont un peu prématurées pour moi.

Ce que je sais, c'est que l'horloge devant mon collège est arrêtée. Depuis quinze ans. Et cela me remplit d'effroi.
C'est à quarante-cinq minutes de l'endroit où je vis.
[ posté à 13:32 | perma-link ]  

8 Commentaire(s) :

Très bon texte.
Les horloges s'arrêtent pour tous, on ne le remarque que plusieurs années après. Le plus étrange dans tout ça, c'est lorsque tu regardes autour de toi, et que tu réfléchis à ce qui est susceptible de s'arrêter. Qui verra t on encore dans 10 ans, que fera t on, comment les choses vont-elles évoluer ?

[2005-09-07T15:23:50]

signé pierrot, le 16/9/05 12:06  

Salut Manur,

Tu as parfaitement raison sur l'état de certaines banlieues, elles sont devenues des sortes de no man's land, ou des friches. L'état a été complètement incapable de gérer la périphérie des villes, les banlieues sont devenues des dortoirs.
Par contre, tu devrais plutôt être satisfait d'être parti de cet endroit qui meurt, même si tu as de la compassion pour ceux qui sont restés.
En fait, il y a des citoyens de seconde classe, c'est une réalité, ils vivent en banlieue et sont presque tous des étrangers dont les possibilités d'évolution sont quasiment nulles.
Mais bon, à Paris aussi, il y a encore des zones délabrées. Vaste mystère que la misère.

[2005-09-07T19:57:56]

signé pradoc, le 16/9/05 12:06  

Ne vas surtout pas culpabiliser.

J'ai connu les débuts de ce processus dans mon quartier, à Liège, en Belgique, il y a 20 ans.

Moi, je suis resté.
20 ans.
Vingt années à assister au lent déclin d'un joli petit coin.

Vers la fin, je maintenais mon dernier carré (un petit appart au 3e étage d'une vieille maison) à la force des poings contre les junkies, dealers et autres squaters.

Ma devise : si les dégoûtés partent, les dégoûtants gagnent.

Ils ont gagnés.

Il y a six mois, j'ai plié bagages, écoeuré.

Entre les flics qui contournent le quartier pour éviter d'avoir à faire leur boulot, bien plus préoccupés de parader dans le centre-ville pour rassurer le consommateur, et les quelques voisins pusillanimes qui bêlent "que voulez-vous qu'on y fasse, mon bon monsieur?", j'ai jetté le gant.

Je vis actuellement en pleine nature et le seul reproche que j'aie à me faire est de ne pas être parti plus tôt.

Un homme ordinaire seul est impuissant face à ce processus, il faut la volonté de toute une communauté.
Celui qui a dit que le monde était ce que l'on en faisait avait les yeux plus grands que le ventre.

Et puis n'oublie pas que l'horloge de ton collège ne fais plus depuis longtemps tourner les aiguilles de ta vie.

Qu'elle soit belle.

Steve

[2005-09-07T20:50:06]

signé Steeven, le 16/9/05 12:06  

Banlieue (début XIIIe siècle) : "espace d'une lieue autour d'une ville où s'exercait le droit de ban".

Ca n'a pas vraiment changé.

[2005-09-08T18:13:15]

signé rom, le 16/9/05 12:06  

Excelent texte...
Pour ma part je viens de vivre un peu l'inverse... Je vais essayer de vous faire partager ça.

J'ai eu la chance de grandir et d'aller à l'école puis au collège dans un petit village (3500 habitants en 90 c'est deja gros comme petit village) pas très loin d'un grande ville du sud de la france.
J'habite maintenant à paris et travaille dans un bled de banlieu assez réputé aussi pour être comme le disent les journaux un "point chaud" et tout ceux qui y sont depuis 10-15 ans me confirment tous les points illustrés par ton texte, les infrastructures ne changent pas, les commercent ferment, et la population devient de plus en plus démunie.

Mais revenons sur mon expérience : il ya 15 ans, la vie dans ce "petit village" c'etait, les personnes agées assises sur les bancs au milieu de la place du village, les concours de pétanques, le clubs de foot et celui de rugby, les jeux taurins, et la traditionelle fête votive.

C'etait aussi la boulangère chez qui nous achetions nos bonbons, et qui nous connaissait tous.
Quand nous passions à pieds dans le village les "vieux sur leur bancs" nous félicitait pour le "beau but", ou le "superbe essai" qu'on avait marqué le week end précédent, ou nous melaient à leur grandes discutions sur la reaffection de la vieille gare, ou la construction du nouveau rond point.

J'y suis retourné recement, les 3500 habitants des années 90 sont devenus 8000 au dernier recensement, et on parle de 10 000 habitants actuellement.
Le coin de garrigue ou nous construisions nos cabanes et les vieille vigne ou nous allions piquer du raisin et des peches blanches en sortant de l'école ont laissé place à des quartiers pavillonaires habités par des cadres moyens, le prix du m² du "coin à cabanes" coute plus cher que trois an de bonbons à la boulange.

La boulangerie dans le centre du village n'existe plus, maintenant il ya des minis centres-commerciaux tout en un avec boulangerie, maraicher, tabac/presse, banques, cabinets medicaux, opticiens en bordure de la ville dans des locaux tout neufs.

Exit les apéros du dimanche après les matchs ou rugbymen et footballeur se retrouvaient, dans une ambiance sympa...
Non... maintenant il faut gagner, le club à besoin de sponsors pour payer le nouveau stade.

L'ancien stade à coté du cimetiere ne sert plus et attend l'authorisation de la mairie pour etre constructible, les nouveaux terrains sont à 2 km du centre du village.

Ce n'est pas une ville, car il n'y a pas de vie, mon "petit village pitoresque" est devenu ce qu'on appelle un "village dortoir", une zone pavillonaire s'étendant à perte de vue, et gagnant chaque jour sur la garrigue environnante...
Bien sur inutile de préciser qu'on a beau chercher, il est impossible de trouver les 20% de logements sociaux...

Quoi qu'il en soit je ne porte pas vraiment de jugement sur cette évolution, je suis nostalgique de ma jeunesse révolue, et je pense que ça joue beaucoup sur ce que je dis.
Mais ce que je que je sais, et ça c'est le plus important je pense, c'est que maintenant il n'y a plus personne sur les bancs de la place du village...

Les seuls "vieux" qui restent sont tous dans la nouvelle maison de retraite de luxe à 60€ la nuit.

Tous les autres, ceux qui n'avaient pas les moyens, sont partis, par la force des choses, ils ont revendus leurs vieille maison de village, rachetée au rabais par un promotteur qui l'a transformée en deux superbes lofts de 110m² avec poutres apparentes.

Avec ça ils ont racheté un vieil appart dans les banlieues nord, ou l'urbanisme est beaucoup plus vertical et le loyer abordable, mais au moins là bas ils ont pas besoin de faire 2 kilometres pour aller acheter une baguette de pain.

Maintenant ils peuvent aller à pied au stade de foot, et même si la belle pelouse qui faisait la fierté du village d'ou ils venaient, à laissé sa place a un terrain synthétique beaucoup moins cher à entretenir, même si les seules discutions qu'ils ont avec les jeunes du quartier sont bien souvent conflictuelles... ils s'ennuient tout de même beaucoup moins dans leur nouveau quartier.

[2005-09-09T10:53:34]

signé bishop, le 16/9/05 12:06  

J'ai l'impression que tu parles de ma banlieue... Trappes, pour ne pas citer ma ville, souvent salie dans les médias, parfois "redorée" parce que Jamel ou Nicolas.

Probablement que je ne suis pas la seule à me retrouver dans cette impression coupable d'avoir échappé à qqch en même temps que d'en être pour toujours.

Avoir fui, avoir laissé tomber les copains. Puis revenir...

Merci pour ce texte.

[2005-09-09T16:22:14]

signé Documenteuse, le 16/9/05 12:06  

bishop,

j'ai vraiment l'impression que tu as décrit l'évolution du petit village de ma grand-mère devenu un "village dortoir" peuplé de pavillon flambant neuf.

Mais que peut-on y faire ?

Au delà du gâchis environnementale et humain, il ne faut pas oublier que la population française progresse d'année en année et qu'il faut forcément construire des pavillons et des batiments.

je crois que l'on a qu'une chose à faire ACCEPTER.
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Manur,

Avec ton regard d'adulte, tu as décrit une réalité bien triste de la ville "X". Mais as-tu pensé que les gamins de cette ville perçoivent la même réalité que celle que tu as eu 15 ans en arrière . Ils s'épanouissent peut-être...

[2005-09-10T10:37:23]

signé La taupe, le 16/9/05 12:06  

Très émouvant ce texte. La nostalgie est un sentiment puissant.

[2005-09-13T17:35:35]

signé inscli, le 16/9/05 12:06  

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